Copel Anne - Dépénalisation des drogues

Le mouvement de dépénalisation n’est-il pas irréversible ?

Anne Coppel, sociologue et auteure de nombreux ouvrages sur la drogue et sa dépénalisation, place en perspective les absurdités de la répression et la pertinence de la prévention, en matière de consommation de psychotropes.

Comment expliquez-vous la persistance de la domination des thèses prohibitionnistes en France ?
L’anti-prohibition n’a pas bonne presse en France. Ses thèses sont accusées d’être purement « libérales », c’est à dire qu’elles aboutiraient à abandonner l’individu à la violence du marché, sans la protection de la loi. Mais la loi est-elle chargée de protéger l’individu contre lui-même ? Aux États-Unis, les droits de l’homme sont au cœur du débat, alors qu’en France, à droite comme à gauche, le débat politique est d’ordre moral. L’État se veut « instituteur du social. Il définit la norme auxquelles les citoyens doivent se conformer. En 1970, le toxicomane est vécu comme un contestataire des valeurs d’autorité, de travail et de réussite. Le traitement ou la prison devait le remettre sur le bon chemin. La grande majorité des Français est persuadée que la peur du gendarme est la seule arme efficace et ne croit pas à la prévention, assimilée à du laxisme. Il est grand temps de sortir des débats de principe pour répondre à la réalité des problèmes liés aux drogues, la protection de la santé d’abord, puisque c’est l’objectif officiel de la prohibition, mais aussi la sécurité des citoyens, menacée aujourd’hui par l’exacerbation de la violence.

On parle régulièrement de l'échec des expériences de dépénalisation en Espagne et aux Pays-Bas. Qu'en est-il ?
Encore des idées toutes faites, sans examens de réalités. Les jeunes hollandais consomment deux fois moins de cannabis que les jeunes Français, alors que la vente est tolérée. Les jeunes espagnols ont commencé à consommer des drogues à la mort de Franco, à une période de grands changements de société. La pénalisation de l’usage n’y aurait rien changé, comme on le voit en France où la progression des consommations des drogues a été plus rapide qu’en Espagne ces dernières années, malgré des sanctions de plus en plus systématiques. Depuis 2007, les adolescents français ont même dépassé les Espagnols ! En France, nous voulons ignorer que la très grande majorité des pays européens ont pris des mesures de dépénalisation de l’usage, à minima pour le cannabis, comme c’est le cas pour l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Italie, ou la Tchécoslovaquie. La France, La Suède et Chypre sont les seuls pays qui continuent de pénaliser l’usage en Europe.

Vous présentez la dépénalisation intervenue au Portugal, en 2001, sinon comme un modèle, du moins comme un exemple de mise en œuvre réussie. Quels sont les principaux facteurs de cette réussite ?
Le Portugal est un exemple de « bonne politique des drogues », c’est à dire d’une politique de drogue qui peut être mise en œuvre dès aujourd’hui, car elle repose sur des expériences qui ont fait leurs preuves. En 2001, ce pays a été confronté à une diffusion très rapide de l’héroïne, comme l’Espagne ou la France, une décennie plus tôt. Ce pays a alors consulté des experts de l’Observatoire européen pour tirer les leçons de l’expérience acquise au cours des années 90. Avec un accès large aux traitements, et en refusant d’incarcérer les usagers de drogues qui peuvent détenir jusqu’à 10 jours de consommation, le Portugal a réussi en dix ans à contenir la diffusion de l’héroïne et à faire reculer la mortalité et l’épidémie de sida. L’amélioration est également nette du côté de la sécurité. Alors qu’il y avait à Lisbonne ou à Porto une large scène « ouverte » où il était possible d’acheter et de consommer des drogues en public, la vente de rue est aujourd’hui très limitée, sous surveillance policière, qui s’attache désormais, selon ses missions, à garantir la sécurité des citoyens au quotidien, tandis que par ailleurs, la priorité est donnée à la lutte contre le grand trafic international. Il reste que cette amélioration constatée en 2011 exige une mobilisation constante, car en matière de drogues, comme dans les problèmes sanitaires et sociaux, il n’y a pas de résultats définitifs.

Quels sont, à votre avis, les arguments qui pourraient le mieux convaincre l'opinion publique, de cette nécessité de dépénaliser alors qu'elle y est encore largement opposée ?
Je vous en proposerai quatre. Le premier concerne la consommation : la pénalisation de l’usage n’a pas limité le nombre des consommateurs ni en France ni ailleurs. Nulle part au monde la dépénalisation de l’usage n’a été interprétée comme « un mauvais signal ». Le second se rapporte à l’illusion de la répression : il est illusoire d’espérer sanctionner les millions de consommateurs. C’est pourtant l’objectif que les États-unis se sont donnés depuis la présidence de Reagan en 1981 et jusqu’à aujourd’hui, où cette politique dite de « tolérance-zéro » continue de sévir. De 1982 à 2006, 31 millions de noirs et d’hispaniques ont été incarcérés pour détention de drogues. Si cela n’a pas eu pour effet de limiter le nombre des consommateurs, cela a produit une exacerbation de la violence du trafic. Cette incarcération de masse est un terrible échec que reconnaît aujourd’hui la Maison Blanche : mieux vaut ouvrir une école qu’une prison, pour citer Victor Hugo ! Troisième argument : les effets destructeurs sur la jeunesse ne sont pas ceux que l’on pense : les jeunes payent le prix fort de cette répression surtout lorsqu’ils sont de milieux populaires et plus encore lorsqu’ils sont« bronzés », noirs ou d’origine maghrébine ! L’injustice est donc flagrante, et ce d’autant que les jeunes des classes moyennes consomment au moins autant voire plus que les milieux populaires. Enfin, dernier argument, celui de la prévention en qui il faut faire confiance. Les ados ont beaucoup plus peur de leurs parents que des policiers. Jeunes ou adultes, si nous ne consommons pas de drogues, ce n’est pas parce que nous avons peur du gendarme, mais parce que nous prenons au sérieux les risques associés à l’usage ou à l’abus.

La dépénalisation que vous préconisez concernerait-elle toutes les drogues ?
Absolument. Il faut dépénaliser l’usage de toutes les drogues non pas parce qu’elles ne seraient pas dangereuses, mais parce que la répression est à la fois inutile et contre productive. Dépénaliser ne signifie pas que les produits psychotropes soient sans danger : alcool, tabac, médicaments psychotropes, cannabis ou cocaïne, tous les produits psychotropes ont leurs dangers, qui sont fonction de l’usage que l’on en fait. La répression est contre-productive car elle contribue à l’exacerbation de la violence : le jeune sortant de prison ou même avec un simple casier judiciaire a plus de difficulté qu’un autre à s’insérer. Offrir au jeune des alternatives à l’incarcération, ce n’est pas du laxisme, c’est au contraire se donner les meilleurs moyens de lutter contre la récidive.

Dans votre livre, vous affichez beaucoup de pessimisme, comparant un éventuel changement de politique à une surprise comparable à la chute du mur de Berlin. Allons-nous subir encore longtemps l'obscurantisme des orientations actuelles ?
Je suis pessimiste sur la possibilité d’un changement rapide des Conventions internationales, mais je suis beaucoup plus optimiste, depuis la réélection d’Obama, car même si le Président ne parvient pas à réformer la politique fédérale comme il le souhaiterait, il est certain qu’aujourd’hui, la Maison Blanche n’est plus en mesure d’imposer la guerre internationale comme cela a été le cas depuis plus de 40 ans ! Aucun état au monde n’est en mesure de sanctionner l’Uruguay qui entreprend de légaliser la culture de cannabis pour la consommation récréative. Le Colorado a donné le signal du changement, en autorisant ces consommations. Le 12 novembre dernier, les gouvernements du Mexique, du Costa Rica, du Honduras et de Belize, ont signé une déclaration qui prend acte du « changement de paradigme » à l'égard du cannabis. Parallèlement, les pays Andins vont certainement tolérer ou mieux légaliser la culture traditionnelle de la feuille de coca. On assiste sans doute à un éclatement de la politique internationale des drogues, ce qui est d’ailleurs souhaitable dans la mesure où les problèmes liés à la consommation ou au trafic sont propres à chaque territoire. Désormais, il n’est plus possible de s’abriter derrière les conventions internationales pour refuser toute expérimentation : à chaque pays, voire à chaque région de prendre ses responsabilités !

Lire l'article: Pourquoi la pénalisation des drogues doit s’arrêter
Lire le compte rendu de colloque:  PJJ - Mineurs et trafic

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1090 ■ 24/01/2013