Enfances en danger

Michel MANCIAUX, Marceline GABEL et all , Fleurus, 1997 775 p.

Sous le titre de “ l’enfant maltraité ”, Pierre Strauss, fondateur de l’AFIREM, proposait en 1982 un ouvrage-fleuve qui faisait le point sur la question de la maltraitance. S’adressant à tout public, il tentait une synthèse de l’état des connaissances sous la bannière de l’interdisciplinarité. Chaque professionnel pouvait y trouver un descriptif proche de ses références, mais aussi découvrir les approches des autres champs. Réédité en 1993, l’ouvrage ne correspondait plus aux avancées de la recherche et des connaissances. Une nouvelle équipe rédactionnelle s’est attachée à retravailler une nouvelle version qui à la fois tienne compte des nouvelles notions acquises tout en restant fidèle à l’esprit de leurs prédécesseurs. Le résultat est imposant : 775 pages qui offrent un tour d’horizon assez complet d’une question étudiée sous toutes ses facettes. Il est difficile de synthétiser ici une telle somme de savoir. Nous nous contenterons de flâner tout au long des pages en nous arrêtant de ci, de là, en ne pouvant éviter l’oubli ai passage de nombreux aspects que le lecteur pourra se réapproprier par sa propre lecture. Ainsi de l’analyse historique par laquelle débute l’ouvrage et qui vient démentir les mythes qui circulent sur un passé toujours présenté comme plus stable. En fait, si les familles d’aujourd’hui sont dissociées par le divorce, elles l’étaient autrefois tout autant mais par la forte mortalité parentale. Quant à la violence, si elle était sous le contrôle et la régulation du voisinage, c’était au détriment d’une individualité écrasée par une communauté qui n’admettait guère les destins personnels. Après l’histoire, place à la géographie et à l’affirmation selon laquelle il n’existe pas un profil culturel du parent maltraitant mais bien plutôt un profil social métaculturel. Dès qu’on aborde la maltraitance se pose aussitôt le problème de sa définition qui doit recouvrir ses dimensions à la fois physiques, sexuelles, psychologiques tant au sein des familles que des institutions. Se profile aussi la question de l’évaluation quantitative et qualitative que personne n’est en mesure de réaliser exactement dans l’état actuel des connaissances et ce malgré les chiffres répertoriés correspondants aux seuls signalements. L’ampleur du phénomène implique une démarche diagnostique qui s’appuie sur un certain nombre de critères dont certains datent de 1951 (syndrome de Münchausen) ou de 1962 (syndrome de l’enfant battu). Les études sur la psychopathologie de la maltraitance ont permis de mieux comprendre l’anamnèse des adultes auteurs et des enfants victimes. A noter dans l’ouvrage un long chapitre rédigé par Stanislas Tomkiewicz consacré aux violences institutionnelles au sein des hôpitaux, du système scolaire, des établissements pour enfants mais aussi au travers de certaines thérapies . En continuité avec cette longue et pertinente démonstration, on trouvera une présentation de l’exploitation des enfants et des jeunes en matière de travail, d’esclavage mais aussi d’utilisation sexuelle, et ce au travers le monde.

Vient ensuite toute une série de chapitres consacrée au bilan d’évaluation, au cadre de la protection de l’enfance et à ses acteurs. A retenir, la réhabilitation des sentiments de la victime contre son agresseur : “ dans notre désir de reconstruire au plus vite les relations brisées, n’a-t-on pas tendance à atténuer, voire à éviter l’expression de la haine ? ” (p.532). Une place particulière est faite aux difficultés, obstacles et erreurs qui se développent chez les intervenants avec une dénonciation de l’impréparation et des conditions souvent déplorables tant matérielles que psychologiques de leur confrontation à la maltraitance. Secteurs vacants, rotations fréquentes sur les postes, arrivée de jeunes magistrats frais émoulus sur les fonctions de juge des enfants, mais aussi absence de groupes de parole et de supervision pour celles et ceux qui côtoient le glauque et l’ignoble. Mais média et associations font elles aussi l’objet de critiques quand elles agissent dans l’approximatif ou dans le sensationnel. Ainsi, ces campagnes s’appuyant sur le morbide pour susciter la générosité du public. La sensibilisation la plus large possible fait partie intégrante du travail de prévention dont l’ouvrage décrit toute l’ampleur, souvent peu visible mais qui s’inscrit dans la durée et la profondeur. Toutefois, “ chaque enfant réagit bien sûr en fonction de son âge, de son tempérament, de son entourage. La même information laissera certains indifférents et en paniquera d’autres (…)  L’apprentissage de la méfiance vis à vis de l’adulte anonyme, inconnu, risque de rendre l’enfant méfiant envers tous les adultes même proches –enseignants par exemple- et soupçonneux en face de comportements d’empathie dénués de toute arrière pensée ” (p.623). De nombreuses études référencées dans l’ouvrage ont tenté de repérer les conséquences à long terme des mauvais traitements : il apparaît que si 90% des parents maltraitants ont été eux-mêmes des enfants maltraités, 18% seulement des enfants maltraités sont devenus des parents maltraitants. L’ouvrage se termine par un rappel à la transversalité des professionnels : “ aucun professionnel, si bien formé soit-il ne peut résoudre à lui-seul les difficiles problèmes que pose la protection de l’enfance aujourd’hui. Plus que jamais, le travail en équipe s’impose et non pas simplement la seule juxtaposition d’actions incoordonnées ” (p.683).

“ Enfances en danger ” apparaît comme le livre incontournable pour tout lecteur s’intéressant à titre personnel ou professionnel à une question essentielle et incontournable de cette fin de siècle.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°440 ■ 30/04/1998