Le poids de l’idéologie

Mercredi 15 novembre, France 2 proposait en seconde partie de soirée un magnifique reportage présentant l’action d’une pouponnière de l’ASE (1). On y suit Basile, né sous x, placé provisoirement auprès d’une assistante familiale avant d’être adopté. Mais aussi Anne-Lise, enfant de 18 mois maltraitée, accueillie dans un petit collectif avant d’être orientée vers une famille d’accueil. Les images sont belles, les enfants touchants, les professionnelles admirables. Pour une fois que l’aide sociale à l’enfance n’est pas stigmatisée à travers les pires de ses dérives, profitons-en !

Il convient, toutefois, de porter un regard un peu plus critique que le seul attendrissement dans lequel ce reportage plonge le téléspectateur. Concentrons-nous sur Basile.

J’ai été étonné par l’imprégnation dogmatique qui crève l’écran. Le bébé abandonné par sa maman va subir un traumatisme toute sa vie, nous affirme-t-on d’emblée d’un ton péremptoire. Quels sont les effets sur un cerveau immature d’un changement de figure d’attachement que représente le passage de la génitrice qui l’a porté à une assistante familiale qui prend soin de lui ? Quelles études scientifiques permettent de l’affirmer ? Quelle vérification clinique permet d’isoler ce facteur en particulier dans la souffrance du tout-petit ? Inutile de le rechercher, puisque c’est une vérité bien connue, puisque la doxa l’a établie une bonne fois pour toutes, puisqu’« on sait que ». On nage en pleine idéologie familialiste qui privilégie les liens du sang et l’inscription dans une chronologie générationnelle sur la relation sécure théorisée par John Bowlby qui s’intéresse au lien qui s’établir avec la personne qui prend soin, quelle qu’elle soit .

Continuons. L’enfant a subi dramatiquement l’épreuve de l’abandon de sa génitrice. Cela le poursuivra toute sa vie. Ce n’est donc pas une hypothèse, mais un dogme. Il est confié à une assistante familiale admirable qui va créer avec lui un lien d’une intensité lui permettant de s’épanouir. Le nouvel abandon qu’on va lui imposer en le faisant passer des bras de l’assistante familiale à ceux de la famille d’adoption n’est pas grave. On vous l’a dit et répété : ce qui compte c’est le trauma initial (la rupture avec sa génitrice), pas cette nouvelle séparation. Quelques séances d’adaptation suffiront, sans que l’on s’intéresse plus que cela à cette délicate transition. Le bébé ne peut qu’être heureux puisqu’il trouve enfin un papa et une maman.

Ce qui est spectaculaire, ce sont les représentations des adultes qui prennent totalement le pas sur l’écoute de l’enfant. L’idéologie dominante se substitue à une tentative d’appréhension de ce qui se vit réellement : la norme en vigueur veut qu’à quatre mois d’existence, l’être humain est naturellement dans l’attente d’avoir non pas des adultes bienveillants, sécurisants et rassurants, mais des parents adoptifs. Donc, il écoute avec attention et grand intérêt les discours qui lui sont tenus. Il est rassuré par les explications qu’on lui donne sur la génitrice qui l’a abandonné, sur l’assistante familiale qui l’accueille provisoirement et bien sur le couple qui l’adopte. Le voilà réconforté, informé, associé !

Il est essentiel de parler aux nourrissons : la douceur de notre voix, la variation de nos intonations, la mélopée de notre débit contribuent à l’apaiser, à le rassurer, à créer un lien de confiance. De là à croire qu’il comprend le sens de nos propos, qu’il intègre les concepts propres à note culture, qu’il assimile d’emblée la signification de notre discours  … relèvent d’une fiction ayant surtout pour fonction de conforter les adultes dans le scénario artificiel qu’ils se sont élaboré. On trouve toujours ce que l’on cherche : la moindre mimique, le moindre babillement, le plus petit sourire sont alors interprétés comme autant d’approbation, d’adhésion et de compréhension du poupon. Il s’étiole ? C’est qu’il souffre de l’abandon de sa génitrice. Il se renferme ? C’est qu’il se protège du traumatisme subi. Il s’épanouit ? c’est qu’il a reçu toutes les réponses à ses inquiétudes. Au secours : Dolto, sort donc de cette scène !

Il n’en reste pas moins que le dévouement, la bienveillance et l’empathie des professionnelles filmées ici forcent l’admiration et rendent hommage à ce qui est si souvent invisibilisé. Pour autant, il ne faut pas se leurrer : l’armée mexicaine qui semble entourer tous ces bébés fonctionne en trompe-l’œil. Dans combien de départements les places en pouponnière manquent cruellement, imposant des accueils infiniment moins confortables ? A l’image de ce scandale récent en Loire Atlantique où des bébés retirés à leur famille furent stockés par l’ASE dans les maternités hospitalières pendant de longues semaines, en attendant qu’une place se libère. Des référentes ASE se rendaient trois fois par semaine auprès d’eux pour donner le bain, afin de maintenir le contact individualisé et constant avec la même figure d’attachement. Elle compensait à leur manière l’incompétence de leur service. On est loin, bien loin du monde des bisounours de ce magnifique documentaire qui pour avoir le mérite d’exister n’est malheureusement pas forcément représentatif de ce qui se passe sur le terrain !

 

  • « Bébés placés, l’avenir devant eux » Karine Dusfour , 2023

Infrarouge : « Bébés placés, la vie devant eux » | France TV & Vous (francetelevisions.fr)

A chacun de vos passages sur la page d'accueil, un choix aléatoire de textes archivés s’affiche :
Faut-il croire en la parole de l’enfant ?
Décidément, France 2 affectionne tout particulièrement les faits divers autour de la protection de l’enfance. Après l’excellente fiction sur l’affaire Laëtitia diffusée les 21 et 28 septembre, c’est au tour d’une autre dramatique programmée les 5 et 12 octobre. Après avoir abordé les violences vécues par deux enfants placés en famille d’accueil, voilà qu’avec « Le mensonge » est traitée cette ...
Jarrige François - Discuter le progrès
dans Interviews
« L’évolution technologique peut et doit pouvoir être discutée » Rencontre avec François Jarrige - Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne La croyance dans le progrès s’est toujours accompagnée d’une réflexion sur ses effets pervers. C’est ce que nous démontre l’histoire des trois derniers siècles, explique François Jarrige. Mais, se préserver de toute naïveté et...
Handistars 2010 - Carentoir (56)
Comment dynamiser un atelier théâtre ou chant ? Passer de spectateur à acteur est à la fois source d’anxiété et de renarcisisation. C’est ce que permet chaque année le festival Handistars aux artistes porteurs de handicaps.   Le festival Handistars fêtera ces 2, 3 et 4 juillet 2010 sa dixième édition. Fréquenté par plus de 2.000 festivaliers en 2009, cet évènement regroupe toujours autant...
Bateaux de pêche pour jeunes délinquants
Répondre à la délinquance des jeunes par l’innovation Une expérimentation audacieuse vient d’être lancée par la Protection judiciaire de la jeunesse. Encouragée par les uns et vilipendée par les autres, le sujet fait polémique. Reportage. Finalement, la conférence sur le commerce des espèces sauvages menacées a rejeté, le jeudi 18 mars, l’interdiction de  la pêche du thon rouge. Ce n’est sans...
Sillage, réponse face aux incasables
Quelle réponse face aux incasables ? L’exemple de Sillage Le débat à propos des Unités Educatives à Encadrement Renforcé est loin d’être clos. Ce n’est là qu’un nouvel épisode du véritable “ serpent de mer ” qui réapparaît régulièrement. Il y a d’un côté ceux qui veulent innover et proposer des solutions originales pour prendre en charge ces “ incasables ” qui errent de placement en placement, ces ...
Handistar 2005 - Carentoir (56)
Comme chaque année, le festival Handistar va se dérouler au tout début de l’été. Mais que sont donc ces groupes qui vont s’y produire ? Trois exemples d’une utilisation de la musique et du spectacle comme support du vivre ensemble. Le 2 et 3 juillet prochain aura lieu à la Ferme du Monde à Carentoir dans le Morbihan, la quatrième édition du festival Handistar. Déjà 700 inscrits, pour une ...




Comprendre la protection de l’enfance - Découvrez l’ASE comme jamais auparavant !

Ce livre démystifie l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en répondant à 100 idées reçues. Plongez dans les aspects historiques, juridiques, sociologiques et psychologiques de cette institution essentielle. À travers les éclairages sur le fonctionnement, les objectifs, les limites et les évolutions de l’ASE, ce livre est une ressource précieuse pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur cette administration clé de la protection de l’enfance. Découvrez les pratiques professionnelles, les défis quotidiens et les avancées de l’ASE à travers des réponses courtes, détaillées et précises.

Ce livre s’adresse principalement aux professionnels de l’action sociale et aux étudiants, mais il intéressera également les journalistes, universitaires, décideurs politiques, enfants et familles confrontés à l’ASE, ainsi que tout public désireux d’approfondir ses connaissances sur ces dispositifs souvent méconnus. Un ouvrage essentiel pour lever le voile sur cette institution discrète mais cruciale.

« Aujourd’hui à la retraite, Jacques Trémintin a accepté ce défi et il sait de quoi il parle, cette institution, il lui a consacré près de trente ans de sa carrière professionnelle. Il en connaît les arcanes, les moindres recoins. Il en connaît les hommes et les organisations, il a soutenu ses ambitions, s’est heurté à ses contradictions. Il a côtoyé tant d’enfants que ces enfants font désormais partie de lui. Il le dit lui-même, il s’est trompé parfois, il a essayé souvent, mais jamais il n’a triché. » (Extrait de la préface de Xavier Bouchereau, ancien éducateur spécialisé en AEMO, chef de service éducatif)

 « 100 idées reçues sur l’aide sociale à l’enfance » Jacques Trémintin, Éd. EHESP, 2024, 313 p.

SE PROCURE LE LIVRE


« Bienvenue sur le site de Jacques Trémintin, travailleur social qui n’a cessé d’écrire. Référent à l’aide sociale à l’enfance de 1992 à 2020, partie prenante de Lien Social de 1995 à 2023, contributeur au Journal du droit des jeunes de 1995 à 2017, pigiste dans le Journal de l’animation depuis 1999… l’accompagnement des enfants et familles, le maniement de la plume ou du clavier, l’animation de colloques ou de formations répondent au même plaisir de transmettre. Ce que fait aussi ce site, dont le contenu est à libre disposition à une seule condition : savoir garder son esprit critique et ne rien considérer d'emblée comme vrai ! »

Retrouvez les sites

du Journal de l’animation : www.jdanimation.fr
et de mon collègue et ami Didier Dubasque : www.dubasque.org