Qui est l’idiot utile ?

Les quelques réactions à ma recension du livre de Nathalie Heinich sont assez représentatives d’un positionnement cherchant avant tout à se démarquer de la vulgate de droite et d’extrême droite s’attaquant au wokisme (1).

L’un des premiers éléments de langage du camp progressiste consiste à affirmer ne pas savoir ce que recouvre cette notion. Il n’y a pourtant pas grand mystère à donner du sens à ce concept et à identifier les forces en présence.  

D’un côté, on trouve un mouvement d’émancipation qui a tant tardé à redresser la tête : celui des minorités trop longtemps discriminées. Les femmes, les noirs, les homosexuels, les transidentitaires, les musulmans etc… revendiquent leurs droits dans l’espace public et réagissent aux manifestations hostiles des tenants du patriarcat, du racisme, de l’homophobie, de la transphobie, de l’islamophobie etc... D’où le terme à connotation, initialement positive, importé des USA, de woke = rester éveillé, attentif et vigilant.

De l’autre côté, des forces réactionnaires préemptant le concept de wokisme pour mieux propager un discours de défense de l’occident (réhabilitant la colonisation), de la race blanche (niant le racisme et les crimes du colonialisme) et de la suprématie masculine (antiféministe).

Au milieu, quelques militants optant dans leur défense des minorités pour l’usage de l’arme de l’absolutisme, de l’isolationnisme et de la radicalité. Peut-être, pourrait-on les désigner comme partisans d’un « woksessif », leur combat enfermant celles et ceux qui subissent la discrimination dans une identité autocentrée et des revendications potentiellement elle-même discriminatoires.

Prenons quelques exemples.

Certain(e)s militant(e)s en sont ainsi venu(e)s à critiquer la ministre suédoise Amanda Lind qui avait arborer en 1919 des dreadlocks. Ils/elles l’accusèrent alors d’appropriation culturelle pour avoir osé, en tant que blanche, porter des symboles jugés usurpés à la communauté d’origine afro-américaine. Peut-on aller dans la défense des minorités jusqu’à revendiquer un véritable apartheid culturel séparant les communautés entre elles ?

Certain(e)s militant(e)s, se revendiquant du féminisme, en viennent à dénier toute légitimité à la parole d’un homme parce qu’il est homme. La juste lutte contre le patriarcat peut-il aller jusqu’à imposer à tout individu mâle d’avoir à se taire à jamais, parce que son expression porterait, par essence, la trace indélébile de la domination masculine ?

Certain(e)s militant(e)s ont pu revendiquer l’expulsion de la Gay pride de toute personne dite cisgenre (= exclusivement hétérosexuelle). Le combat légitime mené contre l’homophobie doit-il accepter l’ostracisme à l’égard de tout ceux qui ne se revendiquent pas homosexuel ?

Certain(e)s militant(e)s en viennent à organiser des réunions d’où est exclue tout « non-racisé ». Peut-on considérer que toute personne de peau blanche est inexorablement marquée par l’hérédité d’un passé esclavagiste et colonial qui transparait ontologiquement au plus profond de son être, polluant pour toujours une parole ne pouvant qu’être imprégnée de stéréotypes discriminatoires ?

Certain(e)s militant(e)s revendiquent la nécessité d’expurger toute publication de la moindre expression susceptible d’offenser le membre d’une minorité. Doit-on élargir la loi actuelle qui sanctionne avec raison le délit d’injure, d’appel à la haine ou de discrimination en y incluant toute vexation à l’égard d’un groupe, généralisant ainsi le crime de blasphème ?

Certain(e)s militant(e)s en sont ainsi venu(e)s à considérer que la science est une invention occidentale utilisée comme arme d’oppression colonialiste et placent, dans une perspective décoloniale, les savoirs indigènes s’inspirant de mythes ancestraux et de la cosmogonie traditionnelle au même niveau que les savoirs scientifiques (Nouvelle-Zélande). Cette revendication est-elle la condition pour avancer sur la réhabilitation du savoir autochtone ?

Certain(e)s militant(e)s en viennent à renoncer à toute critique de la religion musulmane, au nom de la défense d’une minorité qui ne cesse effectivement d’être stigmatisée. Faut-il renoncer à dénoncer l’homophobie et l’antiféminisme qui imprègne ce culte (autant d’ailleurs que les autres), pour ne pas faire le jeu de l’islamophobie ?

Toutes ces dérives « woksessives » sont largement exploitées par la droite et l’extrême droite qui s’en emparent pour les assimiler au vrai combat contre les discriminations. Cette manipulation a provoqué une panique morale à gauche : la crainte, en dénonçant ces incongruités, de faire le jeu du camp réactionnaire.

Il semble que se reproduise là le syndrome de Billancourt. Celui-là même qui décida Sartre à renoncer à toute dénonciation du stalinisme, avec comme motivation principale « ne pas désespérer Billancourt ». Cette usine Renault, forte de 35 000 salariés, représentait alors le bastion du mouvement ouvrier, dont certaines franges croyaient au mythe du socialisme soviétique « patrie des travailleurs ». Dénoncer la tyrannie policière et meurtrière qui régnait dans ce pays, c’était prendre le risque de démobiliser une classe ouvrière qui n’aurait plus alors d’espoir. Il valait mieux se taire pour protéger un idéal que d’invalider les pires horreurs qui le salissait.

Aujourd’hui, la question qui se pose est donc de savoir ce qui est le plus contre-productif :  critiquer les dérives « woksessives » ou les passer sous silence au prétexte qu’elles sont instrumentalisées par la (l’extrême) droite ? Dénoncer ces postures qui souillent les luttes menées contre les discriminations ou bien les dénier par crainte que cela revienne à délégitimer ces justes combats ? Se contenter seulement de stigmatiser l’argumentaire réactionnaire ou le compléter aussi par la désolidarisation avec les caricatures provenant de notre propre camp ?

Ce qui me semble le plus habile pour ne pas devenir l’otage des forces les plus nauséabondes, et justement de ne pas faire leur jeu, c’est bien de se démarquer clairement des positions extrémistes qui loin de servir la cause des opprimés donne des armes à leurs adversaires. Au contraire, ne pas le faire c’est donner des verges pour se faire battre et déployer le tapis rouge aux forces les plus réactionnaires, devenant ainsi leur idiot utile.

(1) https://tremintin.com/joomla/livres/sciences-humaines/sociologie/4567-le-wokisme-serait-il-un-totalitarisme

A chacun de vos passages sur la page d'accueil, un choix aléatoire de textes archivés s’affiche :
Sur leurs ailes
dans Articles
Pourquoi ne faut-il surtout pas rater ce documentaire ? Sans doute parce que Franck Seuret, son réalisateur, a su capter ce qu'il y a de plus intense et de plus lumineux dans ces petits riens du quotidien que l'on pourrait considérer bien à tort comme anecdotiques ou entachés de banalité.C’est vrai qu’il serait facile de penser qu’il ne se passe pas grand chose dans ce court métrage décrivant...
Beaury Jérôme - Tomber le masque
dans Interviews
Quand il faut tomber le masque… Comment assumer un passé d’enfant placé ? Jérôme Beaury nous explique le cheminement qui lui a fait passer de la publication de son récit de vie sous un pseudonyme à l’officialisation de son identité. Qu’est-ce qui vous a amené à révéler que derrière le pseudonyme de Pierre Duhamel, il y avait Jérôme Beaury ?Il y a un temps pour tout : un temps pour se protéger et...
Hôtel de Pen Bron - La Turballe (44)
Les personnes à mobilité réduite ont-elles droit aux vacances ? Avez-vous essayé de trouver un hôtel permettant un accueil d’un fauteuil roulant ? C’est du domaine de l’impossible. Dans l’ouest de la France, vient d’ouvrir un établissement trois étoiles, complètement aménagé pour cette clientèle. Expérience innovante ou nouveau ghetto ? Reportage. S’il est une préoccupation qui s’est largement...
La lutte contre le séparatisme, à la sauce Macron
En tirant à la chevrotine, Emmanuel Macron atteint bien au-delà de ce qu’il vise. Une fois de plus, il s’attaque aux conséquences et non à la source de l’extrémisme islamiste. La première cible visée, ce sont les établissements hors contrat de l’Education nationale qui seraient sous la coupe d’intégristes religieux. Ces écoles sont aujourd’hui au nombre de 1 700 et scolarisent 85 000 enfants (dont ...
Vaginay Denis - Sexualité des handicapés
dans Interviews
Vivre une sexualité de droit commun Denis Vaginay en appelle à un vécu ordinaire de la sexualité chez les personnes avec handicap. Est-ce aux familles de se charger de l'éducation sexuelle de leurs enfants porteurs de handicap, comme on l'entend si souvent affirmer ?De fait, beaucoup de familles se sentent très mal à l'aise. Mais, les enfants sont tout autant gênés d'entendre leurs parents leur...
À la rencontre des aînés
On ne mesurera jamais assez la richesse des liens intergénérationnels qui se tissent quand les anciens et les enfants se côtoient. La place des plus âgés auprès de la jeune génération n’est, à proprement parler, pas une thématique nouvelle. L’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy n’hésite pas à affirmer que ce qui fait -entre autres- le propre de l’humain par rapport aux autres espèces animales, ...




Comprendre la protection de l’enfance - Découvrez l’ASE comme jamais auparavant !

Ce livre démystifie l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en répondant à 100 idées reçues. Plongez dans les aspects historiques, juridiques, sociologiques et psychologiques de cette institution essentielle. À travers les éclairages sur le fonctionnement, les objectifs, les limites et les évolutions de l’ASE, ce livre est une ressource précieuse pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur cette administration clé de la protection de l’enfance. Découvrez les pratiques professionnelles, les défis quotidiens et les avancées de l’ASE à travers des réponses courtes, détaillées et précises.

Ce livre s’adresse principalement aux professionnels de l’action sociale et aux étudiants, mais il intéressera également les journalistes, universitaires, décideurs politiques, enfants et familles confrontés à l’ASE, ainsi que tout public désireux d’approfondir ses connaissances sur ces dispositifs souvent méconnus. Un ouvrage essentiel pour lever le voile sur cette institution discrète mais cruciale.

« Aujourd’hui à la retraite, Jacques Trémintin a accepté ce défi et il sait de quoi il parle, cette institution, il lui a consacré près de trente ans de sa carrière professionnelle. Il en connaît les arcanes, les moindres recoins. Il en connaît les hommes et les organisations, il a soutenu ses ambitions, s’est heurté à ses contradictions. Il a côtoyé tant d’enfants que ces enfants font désormais partie de lui. Il le dit lui-même, il s’est trompé parfois, il a essayé souvent, mais jamais il n’a triché. » (Extrait de la préface de Xavier Bouchereau, ancien éducateur spécialisé en AEMO, chef de service éducatif)

 « 100 idées reçues sur l’aide sociale à l’enfance » Jacques Trémintin, Éd. EHESP, 2024, 313 p.

SE PROCURE LE LIVRE


« Bienvenue sur le site de Jacques Trémintin, travailleur social qui n’a cessé d’écrire. Référent à l’aide sociale à l’enfance de 1992 à 2020, partie prenante de Lien Social de 1995 à 2023, contributeur au Journal du droit des jeunes de 1995 à 2017, pigiste dans le Journal de l’animation depuis 1999… l’accompagnement des enfants et familles, le maniement de la plume ou du clavier, l’animation de colloques ou de formations répondent au même plaisir de transmettre. Ce que fait aussi ce site, dont le contenu est à libre disposition à une seule condition : savoir garder son esprit critique et ne rien considérer d'emblée comme vrai ! »

Retrouvez les sites

du Journal de l’animation : www.jdanimation.fr
et de mon collègue et ami Didier Dubasque : www.dubasque.org